Le parapluie se trouvait dans un ancien seau à charbon — objet inutile depuis un siècle et devenu décoratif. À l’entrée du bistrot, à droite. C’était Monsieur Emerson qui l’avait oublié. Lydie, la fille du comptoir, en était certaine.
Monsieur Emerson venait d’Amérique. Il était né tout près des chutes du Niagara. Il disait. Puis il avait débarqué en Belgique on ne savait pas très bien quand, parce que ses explications variaient et sa biographie était, dans sa bouche, disons, assez instable. Au Duc de Brabant, place de la Patrie, on le voyait quatre soirs par semaine. Un homme seul. Et puis, il aimait la bière, la compagnie, bref, il passait au moins quatre semaines accroché au comptoir. Jamais une dette, jamais une ardoise. Un gentleman.
Quand il pleuvait, il portait un assez joli imper et on le voyait par les baies mouillées du café arriver sous le champignon noir de son parapluie.
On pensait qu’il était mort: depuis trois semaines on ne le voyait plus.
Lydie affirmait que le parapluie dans le seau à charbon à l’entrée était celui de M. Emerson. Elle refusait de l’en retirer, « au cas que », disait-elle, il reviendrait le chercher.
Vendredi dernier, le parapluie a disparu. Il tombait des cordes et quand Lydie a fermé le café vers une heure du matin — ou plutôt une heure « de la nuit », parce que Lydie a son langage à elle — le seau à charbon était vide. Sûrement, un salopard sans vergogne et sans respect pour les vivants et pour les morts avait trouvé malin de s’équiper gratis d’un parapluie qui n’était pas à lui. Lydie lui aurait arraché les yeux.
Surtout que le lendemain, samedi, quand elle a pris son tour de service à 13h, elle a vu, sur le trottoir de l’autre côté de l’avenue, Monsieur Emerson passer comme une âme en peine, dans son imper et sans parapluie, sous l’averse. On lui a tous dit qu’elle avait dû se tromper, le prendre pour un autre. Mais elle maintenait. Elle était même sortie, avait appelé, mais le bruit du tram, des voitures, de la pluie, enfin, Monsieur Emerson avait continué son chemin sans l’entendre et sans se retourner.
Pourquoi le cacher, c’était moi qui avais pris le parapluie dans le seau à charbon. Soi-disant celui de Monsieur Emerson. Il pleuvait comme vache qui pisse et j’étais sans protection. J’aurais été bête de ne pas le faire.
Lydie est congolaise; elle a beau être née ici, elle prétend détenir l’héritage d’une tante de là-bas qui en savait un bout sur la vie au-delà de la mort, les esprits et ces choses-là. Sa parole est du genre véhémente, et ses affirmations totalement irrationnelles ont fini par me troubler. Et tant que le parapluie de M. Emerson ne reparaîtrait pas, disait-elle, il n’y aurait pas de paix pour lui, ni pour le voleur, ni dans le monde des esprits, ni dans notre monde.
Le hasard lui donnait raison. Puisque lundi une des baies du café était brisée. Personne n’avait vu quand ni comment ni par qui, mais le fait était là. Mardi, un tram et une voiture sur l’avenue se sont emboutis et la conductrice de la voiture a été emmenée en état grave par l’ambulance à l’hôpital. J’ai commencé à me sentir, sinon responsable, du moins visé.
Hier, mercredi, le bistrot n’a pas ouvert. Sans doute Lydie était malade, ou sa collègue, ou je ne sais pas, mais le Duc de Brabant est resté fermé.
Hier matin, j’ai déposé, à 6h30, alors qu’il faisait encore tout noir, mais pour être sûr de n’être pas vu, le parapluie de M. Emerson sur le seuil du Duc de Brabant, couché. Et le soir, comme si de rien n’était, je suis venu m’asseoir au comptoir, selon mon habitude, et ma surprise n’était pas mince de voir, quand j’entrais là, au comptoir aussi, à sa place également habituelle, M. Emerson. Sa petite moustache, ses yeux ronds, sa bière.
Bon.
Je me suis assis, j’ai salué. Lydie a tapé le comptoir du plat de la main devant moi en proclamant avec son énergie habituelle: « Sais-tu pas que M. Emerson est revenu? Il était en voyage. Tout simplement, il était en voyage. »
Moi: — En voyage?
Lydie confirmait une fois de plus. Je me suis penché, pour accrocher le regard de M. Emerson, et lui ai demandé:
— Et vous étiez en voyage où ça, Monsieur Emerson?
— Chez un proche parent, en Amérique, un enterrement, voyez-vous.
Je vois, je vois, j’ai dit.
Il n’était pas mort du tout.
Le parapluie que j’avais ramené le matin penchait à nouveau dans l’antique seau à charbon. Je lui ai carrément demandé, à M. Emerson:
— Il est à vous, ce parapluie?
— Lequel?
— Ben, celui-là, dans le seau, à l’entrée.
— Non, pourquoi?
— Vous en êtes sûr?
— Tout à fait sûr. Le mien a la poignée recourbée. Et pas droite, comme ça.
J’étais furieux. Sans trop le montrer. Lydie ne laissait rien paraître et servait les clients.

Avec François
(p. 32)
Il y a un moment émouvant. C’est quand, dans le jet de la fontaine, les gouttes approchent le sommet de leur arc, ralentissent, ont un imperceptible instant d’arrêt puis, pour retomber, reprennent lentement de la vitesse. C’est cette lenteur, au début de la chute, après la violence de l’ascension, avant le retour au bassin, qui me donne le vertige. C’est comme un ralenti inattendu dans un film, un adagio envoûtant dans une sonate, un arrêt du cœur. La suspension qu’on doit sentir quand on meurt. La sensation que j’ai quand dans un rêve un méchant m’envoie une balle dans le corps.
Ce jet-là, c’est celui du square Marie-Louise, où on allait, avec François. Il y a des maisons Art Nouveau à toits pointus au premier rang et, derrière, les élévations de verre et d’acier du Conseil européen. Des touristes qui prennent des photos, des poules d’eau dans l’étang, des hérons qui le survolent en passant, superbes, cinq mètres au-dessus du sommet du jet d’eau, son panache d’écume et son moment émouvant de début de retombée. Il y a le vent qui se prend là-dedans comme dans une voile, qui entraîne les gouttes tombantes et les étire en un rideau argenté, latéral, comme une harpe, où la lumière colorie des irisations à briser le cœur et dont François n’avait rien à foutre.

Guépard
(p. 104-105)
« Ma femme de ménage me vole. » C’est ce que m’a affirmé mon voisin italien quand je l’ai invité à prendre le café. Très curieux, très intéressé de voir à quoi ressemblait la maison jumelle de la sienne — quasi toutes les bâtisses de notre rue datent de l’immédiat après-guerre et portent le nom, gravé sur une pierre, du même architecte —, il avait gravi l’escalier en tournant la tête de tout côté, en tâtant la rampe, les murs, les tapis, comme s’il évaluait le prix d’une mule.
J’ai découvert chez moi des objets manquants. Pourtant je n’ai pas la même femme de ménage que mon voisin. Volerait-elle aussi? Le jeudi, son jour, j’étais assis dans mon fauteuil vert et je la soupçonnais. Je la regardais s’agiter et je méditais sur la grandeur assez considérable de son sac à main. Une vraie besace. Une vraie gibecière.
Toujours, je m’en vais à 11h. Elle, à midi. Est-ce la curée? Sélectionne-t-elle soigneusement les objets à dérober pendant cette heure où le chat est parti?
Ce jeudi, je déjeunais avec la femme du chocolatier du coin de la rue, qui est ma locataire. Elle est petite, ronde et explosive. Elle s’appelle Marina. Catégorique: les femmes de ménage qui volent, c’est rarissime. Légende, fantasme, préjugé sexiste et de classe.
— Pourtant, celle de mon voisin italien le vole. Il me l’a certifié.
— Certifié? Des prunes! Il se vole lui-même et c’est lui sûrement ton voleur. Que t’a-t-on pris?
— Un petit guépard en malachite, sur la cheminée du salon.
Alors, elle a pouffé de rire.

Hélène et Laure
(p. 119-120)
La mère avait laissé au vestiaire son costume de mère, elle était ce soir-là sans enfants, elle sortait, avec l’idée de prendre du temps pour elle. Elle. Pas seulement ce qu’elle était pour les autres, mais elle, elle, indépendamment des autres, quoi. En somme. Elle avait glissé dans son sac un sachet d’herbe, qui datait, et pensait se fumer un joint après le resto. Sa copine Laure. Pas vue depuis un an. Un dîner entre filles. Qu’elles avaient commencé par un gin tonic bien chargé.
Et puis elle parle quand même de ses enfants. S’en rend-elle compte ?
— Tu sais ce qu’il me dit ? Il me dit : Maman, on est trop sur terre. Mais qui devrait ne pas être né ? Qu’est-ce que tu veux que je réponde à ça, moi ! Il a raison ! Alors j’essaie d’avoir un discours qui, je ne sais pas mais…
La copine Laure, avec des expressions faciales soulignées de moulinets de la main, manifestait son admiration pour la maturité de ce petit bout qui parlait ainsi à sa mère. Hélène en était fière. Et ressentir cette fierté était ce qu’elle avait recherché. Elle s’efforçait maintenant de trouver quelque chose à dire où sa fille serait mise en valeur. Elle songeait aussi à ce que sa psy lui avait recommandé : écouter, prendre le temps d’écouter l’autre, sans s’inquiéter de répondre trop vite ou d’interrompre.
Laure expliqua alors qu’elle avait eu aussi avec ses deux filles une conversation du genre, un jour, dans la voiture, où les filles lui reprochaient, en un mot comme en cent, d’avoir eu des enfants, que c’était irresponsable de…
— Mais elles ont quel âge encore tes filles ?
— Dix la petite, treize l’aînée.
— Elles sont hyper matures ! C’est dingue !
Et Laure aussi était fière et heureuse, en dessous d’un voile d’angoisse, quand elle concluait :
— Ce qui est sûr, c’est que je ne serai jamais grand-mère.
Elles mangèrent bien. Elles fumèrent le pétard sur un banc public. Elles eurent un fou rire. Elles rentrèrent chez elles.

Parc
(p. 145)
9h30. Maman devrait être là. Les arbres du parc ploient sous les nuages. La gamine attend, son cartable à la main. Qui l’a vue peu avant sait qu’elle jouait, bougeait, allait et venait. Depuis que le retard est devenu inquiétant, l’enfant reste à peu près immobile, pieds joints sur le trottoir, le cartable à la main. Curieux garde-à-vous devant la peur que la mère puisse ne pas arriver. Pluie, automne, dans le ballet de feuilles jaunies les enfants eux-mêmes sont peut-être sensibles aux mélancolies de la disparition, de l’abandon, de la fatalité. Pas une larme, cela dit. Une moue stoïque, absorbée dans des rêveries qui font froid dans le dos. Puis, deux coups de klaxon, des feux jaunes, faisceaux, la voiture bleue, la gamine ressuscitée qui trotte, la portière qui grince et claque. Et la rumeur du moteur et les gaz d’échappement, seules traces de l’épisode, s’effacent.